Prévenir l’utilisation d’Enfants Soldats, Prévenir le Génocide

Nous vivons à une époque où le niveau de souffrance humaine résultant d’un conflit intra-étatique semble s’accroître de façon exponentielle. Le défi essentiel reste de savoir comment créer une impulsion politique pour des réponses rapides et non sélectives à la souffrance humaine (MacFarlane et Weiss, 2000). Au cœur même de la souffrance humaine dont nous sommes témoins se trouve le sort des populations vulnérables, et plus particulièrement des enfants. De toutes les menaces qui définissent les conflits contemporains, l’utilisation d’enfants soldats présente l’une des tendances les plus profondes et les plus inquiétantes aujourd’hui. Si, dans le passé, les enfants étaient amenés à se battre malgré leur jeunesse, ils sont maintenant amenés à se battre à cause de leur jeunesse.

Les nouvelles approches en matière de prévention des conflits doivent inclure la façon dont nous accordons la priorité à la protection des enfants. Comme l’a déclaré Graça Machel : « Notre incapacité collective à protéger les enfants doit être transformée en une occasion de faire face aux problèmes qui causent leurs souffrances » (2001, p. XI). Il est possible que notre incapacité à prévenir et à réagir aux conflits soit directement corrélée à notre incapacité à protéger les enfants et à empêcher leur utilisation délibérée dans les conflits armés.

Alerte rapide

Depuis son introduction en 2005, la doctrine de la responsabilité de protéger (R2P) a tenté de promouvoir la prévention des conflits. En utilisant l’idée d’indicateurs d’alerte précoce, R2P vise à obliger la communauté mondiale à agir rapidement pour prévenir les atrocités de masse. Les Nations Unies avaient l’intention de mettre en place « une  » capacité d’alerte rapide » pour éclairer une action rapide et décisive  » (Guéhenno, Ramcharan et Mortimer, 2010). Si nous pouvons comprendre et reconnaître quand cette mobilisation vers des atrocités de masse se produit à ses premiers stades, nous pouvons profiter de cette occasion cruciale pour créer des réponses plus efficaces.

« Il y a une incapacité apparente au sein du système des Nations Unies à comprendre pleinement que le caractère et l’urgence des situations conduisant au génocide nécessitent une analyse et une approche uniques, justifiant un mandat étroitement adapté à cet effet  » (tel que cité dans Akhavan, 2011, p. 21). La R2P est spécifiquement conçue pour prévenir les atrocités de masse et les génocides en adoptant une approche « étroite mais profonde » comme l’a souligné le Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon: Notre conception de la R2P est donc étroite mais profonde. Sa portée est étroite et se concentre uniquement sur les quatre crimes et violations convenus par les dirigeants mondiaux en 2005. Étendre le principe à d’autres catastrophes, telles que le VIH / SIDA, saperait le consensus de 2005 et étendrait le concept au-delà de la reconnaissance ou de l’utilité opérationnelle. Dans le même temps, notre réponse devrait être approfondie, en utilisant l’ensemble de la trousse d’outils de prévention et de protection à la disposition du système des Nations Unies, de ses partenaires régionaux, sous-régionaux et de la société civile et, surtout, des États Membres eux-mêmes (2008).

Il faut disposer d’une liste complète d’indicateurs d’alerte rapide sur lesquels la communauté mondiale peut s’appuyer pour justifier une action. Le recrutement et l’utilisation d’enfants soldats relèvent du mandat de la R2P, mais n’a pas encore été utilisé comme indicateur d’alerte rapide. Il a le potentiel de galvaniser le soutien mondial, tout en répondant à l’appel de Ban Ki-moon en faveur d’une approche « étroite mais profonde ».

En avril 2012, le Secrétaire général Ban Ki-moon a créé un Groupe d’examen interne chargé d’examiner les actions des Nations Unies au Sri Lanka. Le rapport du Groupe a conclu à un  » échec systémique  » de l’action des Nations Unies. Il a également déclaré que certains des manquements étaient similaires à ceux qui s’étaient produits au Rwanda. À la suite des recommandations de ce Groupe d’experts, le Secrétaire général adjoint Jan Eliasson a dirigé les travaux visant à élaborer un plan de mise en œuvre des recommandations – appelé Plan d’action Droits en amont. Il doit maintenant se traduire en actes. L’initiative Droits d’entrée vise à prévenir les violations à grande échelle des droits de l’homme.

Avec l’adoption de la résolution 2171 (2014) du Conseil de sécurité des Nations Unies, le Conseil de sécurité  » s’est engagé à mieux utiliser tous les outils du système des Nations Unies pour veiller à ce que les signes avant-coureurs d’une effusion de sang imminente se traduisent par des  » mesures préventives concrètes  »  » (Nations Unies, 2014). Une telle action peut être illustrée par la priorité accordée à la protection des enfants dans l’ordre du jour de la paix et de la sécurité, ce qui pourrait nous avertir d’un éventuel génocide.

Un problème de sécurité prioritaire?

Les lacunes des efforts actuels pour lutter contre l’utilisation d’enfants soldats sont mises en évidence par le manque d’attention accordée à la protection de l’enfance et à la prévention du recrutement et de l’utilisation d’enfants dans les conflits armés dans le cadre des accords de paix: « Depuis l’adoption de la Convention relative aux droits de l’enfant en 1989, 180 accords de paix ont été signés entre les parties belligérantes. Parmi ceux-ci, seulement dix contenaient des dispositions spécifiques pour les enfants combattants  » (Whitman, Zayed et Conradi, 2014). Il est essentiel de donner la priorité à la prévention de l’utilisation d’enfants soldats, par rapport à la protection globale de l’enfance, en raison de la connexion des enfants soldats en tant qu’indicateur d’alerte précoce.

Alors que la communauté mondiale a été largement réactive aux situations où des enfants ont été utilisés comme soldats, il convient de mettre davantage l’accent sur la prévention. En se fixant sur le désarmement, la démobilisation, la réadaptation et la réintégration et non sur l’éradication de l’utilisation des enfants soldats, la communauté internationale a simplement tenté de réparer les bris plutôt que de protéger l’ensemble. Tant que cette question ne sera pas abordée dans le programme de sécurité, la communauté internationale continuera de gaspiller d’excellentes opportunités pour empêcher le recrutement d’enfants comme soldats (Whitman, Zayed et Conradi, 2014).

Rwanda 1994

En 1994, j’étais Commandant de la Force de la Mission d’Assistance des Nations Unies pour le Rwanda (MINUAR). Bien que j’aie beaucoup écrit sur le génocide qui s’est ensuivi au cours de cette période, je n’ai pas détaillé le lien entre mon témoignage du recrutement et de l’utilisation d’enfants soldats et l’accumulation vers le génocide rwandais. Tout comme le reste de la communauté internationale, je n’ai pas fait le lien avec le recrutement et l’utilisation d’enfants soldats comme indicateur d’alerte précoce pour les atrocités de masse ou les génocides, jusqu’à ce que je commence à regarder ce phénomène à travers le prisme de mon travail avec l’Initiative des enfants soldats Roméo Dallaire.

Le 4 août 1993, l’Accord de paix d’Arusha a été signé. Mon premier devoir était de recueillir des informations et de rendre compte de la mise en œuvre de l’accord de paix. Avec le recul, alors que nous effectuions notre première visite au Front patriotique rwandais (FPR), la première chose qui m’a frappé était la jeunesse des soldats. En 1990, le FPR ne comptait que 3 000 soldats, mais en 1993, ils étaient passés à 22 000. En grande partie, cela pourrait être compris en raison du simple besoin de ressources humaines et de la petite taille de la population disponible pour le recrutement par le FPR. Les enfants soldats semblaient tous disciplinés, bien nourris et traités de manière appropriée. Nous n’avons pas déposé de rapports spécifiques sur le recrutement et l’utilisation d’enfants soldats, mais nous avons indiqué dans le rapport technique de 1993 que les soldats semblaient « très jeunes ». De plus, nous n’avons eu aucune formation ou sensibilisation pour soulever cette question.

Les Forces armées rwandaises (FAR) sont passées de 5 000 à 28 000 hommes d’octobre 1990 à août 1993. À cette époque, les travailleurs migrants et les chômeurs étaient facilement recrutés par les FAR. En novembre 1993, nous avons commencé à voir des hommes défiler dans les rues, non pas en uniforme, mais portant des pantalons amples et des chemises aux couleurs du Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement (MRND) — les Interahamwe. Les Interahamwe étaient le mouvement de jeunesse du parti extrémiste MRND. On pourrait s’attendre à ce qu’ils aient moins de 18 ans comme dans tout mouvement de jeunesse politique, mais il y avait beaucoup de gens qui semblaient plus âgés. Nous comprendrions plus tard que les personnes âgées étaient les « leaders ».

En décembre 1993, j’ai reçu une lettre signée par des membres des FAR, qui faisait référence à l’avertissement sur les mouvements de jeunesse. En janvier 1994, alors que les manifestations de rue se multipliaient, nous avons observé que les enfants étaient de plus en plus utilisés par les Interahamwe. Un informateur du nom de Jean Pierre nous a dit que son travail était d’entraîner les Interahamwe à tuer. Il a expliqué que l’on pouvait voir des enfants être emmenés pour être recrutés et formés pour tuer des tutsis. Il est venu à la MINUAR pour faire en sorte que les caches d’armes soient saisies afin qu’elles ne puissent pas être distribuées. Une fois qu’ils ont été distribués, il a indiqué qu’ils ne pouvaient pas arrêter le meurtre.

Des armes à feu ont été distribuées aux Interahamwe purs et durs qui donnaient les ordres, tandis que les enfants recevaient des machettes. Il serait beaucoup plus facile de récupérer des machettes que des armes à feu; de plus, les enfants étaient habitués aux machettes dans les travaux agricoles. Nous avons ensuite visité certains des sites de formation. À cette époque, nous avons vu beaucoup d’enfants autour, tous en civil.

En outre, un des observateurs militaires de la MINUAR a rapporté en janvier 1994 avoir vu des enseignants dire aux enfants qu’ils devaient rentrer chez eux pour demander à leurs parents de quelle ethnie ils appartenaient. Les enseignants se sont déclarés préoccupés par cette nouvelle directive, qui préparait leurs élèves au génocide. Les enfants de moins de 14 ans n’ayant pas de carte d’identité, cette nouvelle directive permettait à chacun de voir qui étaient les tutsis en classe. Cela aurait dû signaler une cloche d’avertissement, mais rien n’a été fait de plus à l’époque.

Au moment où le génocide battait son plein à la mi-avril 1994, les Interahamwe utilisaient très visiblement les enfants pour commettre des meurtres et des barrages routiers. L’utilisation d’enfants était un plan tactique et stratégique délibéré de la part des extrémistes. Si cette sonnette d’alarme avait été déclenchée comme un facteur d’alerte précoce critique qui aurait pu être résolu, il aurait peut-être été possible de mobiliser des soutiens pour mettre des ressources à la protection des enfants, et d’avoir peut-être empêché ou considérablement réduit la capacité des génocidaires.

Conclusion

Comprendre l’utilisation d’enfants soldats comme condition préalable à des atrocités de masse permet également de résoudre les problèmes par des mesures structurelles. Dans les États faibles et fragiles, les enfants sont plus facilement incités à participer à des activités criminelles. Les facteurs qui les rendent vulnérables à un tel travail sont extrêmement similaires à ceux auxquels sont confrontés les enfants soldats: ils sont nombreux et facilement disponibles, financièrement désespérés, sous ou sans instruction, ont peu d’espoir de trouver un emploi rémunéré et sont continuellement exposés à la violence et à la dégradation endémiques des États défaillants.

Les témoignages d’enfants participant à des atrocités de masse et à des génocides se sont produits depuis les Jeunesses hitlériennes de la Seconde Guerre mondiale, jusqu’aux champs de massacre du Cambodge et au génocide au Rwanda. Ce phénomène n’est pas nouveau, mais la compréhension du lien entre l’utilisation et le recrutement d’enfants soldats et le potentiel de mécanismes d’alerte rapide plus efficaces n’a pas encore été mise en œuvre. Cette approche peut conduire à des actions qui mettent l’accent sur le renforcement des mécanismes de protection des enfants — des processus éducatifs à la sensibilisation des communautés, en passant par les réformes du secteur de la sécurité et en repensant les investissements les plus rentables pour les communautés à risque. L’élargissement de la liste des mécanismes d’alerte rapide pour reconnaître, hiérarchiser et prévenir l’utilisation d’enfants comme soldats peut être cette action tangible qui a échappé à la communauté mondiale et qui a pourtant le pouvoir de créer un changement systémique à long terme.

Akhavan, Payam (2011). Prévenir le génocide: mesurer le succès par ce qui ne se passe pas. Forum du droit pénal, vol. 22, nos 1 et 2 (mars), p. 1 à 33.

Ban, Ki-moon (2008). Discours lors de l’événement sur « La Souveraineté responsable: La Coopération Internationale pour un Monde changé ». Berlin, le 15 juillet. Disponible à partir de http://www.un.org/sg/selected-speeches/statement_full.asp?statID=1631.

Guéhenno, Jean-Marie, Bertram G. Ramcharan et Edward Mortimer (2010). Alerte rapide des Nations Unies et réponses aux Atrocités de masse. Résumé de la réunion. 23 Mars. Centre mondial pour la Responsabilité de protéger. Disponible à partir de http://www.globalr2p.org/media/files/un-early-warning-and-responses-to-mass-atrocities.pdf.

MacFarlane, Stephen Neil et Thomas G. Weiss (2000). Intérêt Politique et Action Humanitaire. Études de sécurité, Vol. 10, No 1 (Automne), p. 112 à 142. Disponible à partir de http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/09636410008429422#.VTEPJGRViko.

Machel, Graça (2001). L’impact de la guerre sur les enfants. New York : Palgrave.

Nations Unies (2014). Le Conseil de sécurité, adoptant la résolution 2171 (2014), s’engage à mieux utiliser l’approche de la prévention des conflits à l’échelle du Système. Disponible à partir de http://www.un.org/press/en/2014/sc11528.doc.htm.

Whitman, Shelly, Tanya Zayed et Carl Conradi (2014). Enfants Soldats : Manuel à l’intention des Acteurs du Secteur de la sécurité. 2e éd., Halifax : l’Initiative des enfants soldats Roméo Dallaire.

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